Portrait de la forêt de l’Est de Montréal, de 1702 à aujourd’hui
C’est un essai sans prétention que je vous propose. C’est le fruit d’une longue réflexion sur le terrain. Attention ! On part !
D’après Brad Loewen, anthropologue : « [Vers 1702] la forêt la plus ancienne, est une immense cédraie [ou cédrière], longue de 25 km et large de 5 km, qui domine le versant nord-ouest de l’île, au nord du mont Royal. Elle s’étend entre ce qui est aujourd’hui la carrière Lafarge à Montréal-Est et l’aéroport de Dorval dans l’ouest de l’île. […] Quant à l’écologie du frêne noir (Fraxinus nigra), cette espèce prolifère souvent à proximité de cèdres… » !
La carte de Vachon de Belmont (~1702) sur laquelle on se base pour situer cette grande forêt est très imprécise. J’y vois davantage des indications, du style : « Au nord de la côte Saint-Michel, il y a une forêt de cèdres ; au sud, des cèdres et des frênes ; au sud-est, une grande prairie. ». Avec ces données fragmentaires, je doute qu’il soit possible d’estimer la largeur et la profondeur de cette forêt en kilomètre !
Je me suis tout de même amusé à géoréférencer les indications de Vachon de Belmont sur une carte récente.
C’est intéressant, mais on pourrait être plus précis ! Justement, Brad Loewen ajoute : « … selon la carte d’André Jobin, en 1834, les censitaires conservent toujours une réserve de bois dans une bande étroite à l’arrière de leurs terres. Si on peut se fier aux exemples d’édifices ruraux à Terrebonne et dans les vallées en amont de Montréal, les censitaires montréalais utilisent le cèdre pour la construction de bâtiments en pièce sur pièce jusqu’au milieu du 19e siècle. »
Encore plus intéressant, ça semble logique et plus précis ! En plus, une portion de cette vieille forêt est dans la zone que j’explore depuis 2021 ! Est-ce qu’il reste des bouts de cette cédrière à frêne noir ? Ça aime avoir les pieds dans l’eau ces deux espèces… Ça prend donc une zone marécageuse qui n’aurait pas été modifiée (ou très peu) depuis des siècles… Haha ! Ça tombe bien, j’analyse les photos aériennes d’Archives de la Ville de Montréal depuis des années ! Bon, en me basant sur des photos aériennes anciennes, je ne saurai pas si tel ou tel boisé est là depuis des siècles. Mais ça donne de bons indices : presque tout l’Est de Montréal était agricole dans les années 1930, s’il y restait des boisés, c’était souvent parce l’agriculture y était impossible. Avec les techniques de l’époque, il semblait trop difficile d’assécher un grand marécage (parc-nature du Bois-d’Anjou) ou de cultiver sur une pente abrupte (Bois-des-Pères).
Je vous présente donc sur une carte récente, les zones boisées et les grands marécages des années 1947 à 1962 (avec un peu de 1931). Les deux seuls sites où il subsiste de la flore ancienne et des creux marécageux encore humides sont les points B et C sur la carte. Du cèdre et du frêne noir ? Oui, mais seulement au parc-nature du Bois-d’Anjou et en très petite quantité ! Malheureusement, la majorité des frênes sont attaqués par l’agrile… Donc, la cédrière à frêne noir a disparu, coupé en partie « jusqu’au milieu du 19e siècle ». Les grands marécages ayant été asséchés par l’industrialisation et les grands projets immobiliers, il ne subsiste presque plus d’habitat propice aux deux espèces.
Qu’à cela ne tienne ! Il en reste de la flore ancienne ! Par là, je fais référence aux grandes communautés de végétaux du début du 20e siècle : l’érablière à caryer cordiforme ! Sur la carte « De nos jours », on peut voir une ligne magenta partant du point A au point C. Une ligne qui suit l’autoroute 40 et le boulevard Henri-Bourassa. C’est de part et d’autre de cette ligne que subsistent le plus de vestiges des anciens boisés des années 1947-1962 dans l’Est de Montréal ! Point A : le coeur du Bois-de-l’Héritage est davantage dominé par les érables rouges avec de magnifiques pruches du Canada. Point B : secteur très morcelé, avec le Bois-de-la-Réparation ; en général les érables à sucre dominent, avec les caryers cordiformes, les ostryers de Virginie, les chênes rouges et à gros fruits, les charmes de Caroline et les caryers ovales. Point C : en allant vers l’ouest ça devient plus humide, l’érable argenté domine un peu plus, le tilleul d’Amérique est aussi très présent. Le parc-nature du Bois-d’Anjou est très complexe, plusieurs communautés, dont l’érablière sucrée à caryer cordiforme, l’érablière argentée, la chênaie, la frênaie, la peupleraie et la saulaie. Notons qu’à travers tout ça, il y a énormément de charmes de Caroline, quelques cèdres et de rares pins !
C’est un beau portrait, non ? Le plus compliqué, c’est la conservation… Cet hiver, je poursuis l’inventaire et je vois plusieurs problèmes. Certains de ces boisés sont sur des terrains privés, mais sont protégés par une règlementation du PIIA de l’arrondissement de RDP-PAT. Le problème principal vient du déneigement du secteur industriel. On ensevelit à la souffleuse ou on pousse d’énormes montagnes de neige souillée sur des boisés exceptionnels. Ça brise les arbres, ça les endommage jusqu’à la mort. Ça change la chimie du sol… En général, la flore indigène de nos régions ne tolère pas le sel de déglaçage… Normal, on n’est pas sur le bord de la mer ! Je fais donc des plaintes au 311, je parle à des inspecteurs, tout ça…
Vous le savez peut-être, mais moi le mot « plantation » me donne un peu mal au coeur. Je l’entends à toutes les sauces, pis souvent on plante un peu n’importe quoi. Je fais absolument tout ça pour vous montrer les trésors qui se cachent dans votre arrière-cour. Je sais, c’est souvent dans des quartiers industriels qui semblent inaccessibles. Soit ! La nature, la vraie, celle qui se tient toute seule depuis des siècles sans aucun soin : elle n’a pas besoin de nous rendre des services directs pour que ça soit le fun ! Faut peut-être arrêter d’être égoïste, ce n’est pas obligé d’être plaisant dans l’immédiat. Faut penser à long terme et à tous les services écosystémiques que ça nous offre. S’il y a un boisé qui fonctionne très bien dans un quartier industriel, un boisé extraordinaire, faut tout faire pour le sauver, le protéger, même si on n’y a pas accès. Je suis d’avis qu’il faut tout mettre nos efforts et notre argent dans la conservation, ensuite on verra pour la plantation. J’y vois plus une bonification de ce qui existe déjà et une copie de ce que fait de mieux la flore indigène montréalaise !
On m’a déjà dit que mes théories étaient archaïques… Que de miser sur l’indigène, c’était dépassé. Je ne crois pas, non. Plusieurs espèces indigènes rares au Québec sont à la limite nord de leur aire de répartition, dont l’érable noir. On va juste avoir plus d’érables noirs avec les réchauffements climatiques, that’s it ! Pensez-y !
Source : Loewen, Brad (2009). Le paysage boisé et les modes d’occupation de l’île de Montréal, du Sylvicole supérieur récent au XIXe siècle. Recherches amérindiennes au Québec, 39 (1-2), 5–21. https://doi.org/10.7202/044994ar
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Une petite note, pour finir… Il n’y a pas de cèdre au Québec. Mais ce nom vernaculaire est accepté pour désigner le thuya occidental. Je m’explique : « Du temps de la Nouvelle-France, tout ce que les premiers colons connaissaient du cèdre, c’était l’odeur du bois de leurs coffrets, souvent importés du Proche-Orient. Le cèdre est un conifère portant des aiguilles, originaire du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et de l’Himalaya, acclimaté en Europe. Le cèdre apparait fièrement sur le drapeau du Liban. Au Québec, nous n’avons pas du tout de cèdre. Pantoute ! Niet ! Nous avons le thuya occidental (Thuja occidentalis), un conifère portant un feuillage en forme d’écaille. Son bois, une fois coupé et séché, aurait une odeur semblable à celui du cèdre… Les premiers colons ont nommé les choses d’après ce qu’ils connaissaient en Europe : ça sent comme du cèdre, c’est du cèdre ; ça ressemble à un chevreuil, c’est un chevreuil ; ça ressemble à une outarde… Donc, au Québec, ce que l’on nomme outarde, c’est en fait une bernache du Canada. Ce que l’on nomme chevreuil, c’est en fait un cerf de Virginie. Ce que l’on nomme cèdre (cèdre du Liban ou Cedrus libani en latin), c’est en fait un thuya occidental (Thuja occidentalis) ! Voilà ! »
«Les deux seuls sites où il subsiste de la flore ancienne et des creux marécageux encore humides sont les points B et C sur la carte» : je me trompe, il y a aussi le Bois-de-l’Héritage... que je connais mal, donc recherche à poursuivre...
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